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Page 62
Il r�fl�chit une minute et ressaisit le fil de son discours:
�La vente continuait. Quelqu'un apporta une longue cage plate recouverte
en toile, et la vue de cette cage me fit frissonner: elle me repr�senta
la mort... C'�tait jadis le g�te d'une caille qui chaque matin nous
p�piait un bonjour joyeux; mais un matin elle resta muette, et nous la
trouv�mes gisante, d�j� raidie sur le sable qui formait le sol de sa
prison. Pour la premi�re fois, je voyais mourir. Une grande terreur me
saisit, et ce n'�tait pas sans raison; mon p�re mourut au printemps
suivant. Des brocanteurs se disputent le crucifix qu'il tint entre ses
mains p�les jusqu'au dernier soupir. Avec quelle tendresse d�sol�e
ma m�re lui ferma les paupi�res!... Mais pourquoi penser � cela? Le
crucifix est vendu comme un escabeau, comme un �cran; il s'en va dans
des mains �trang�res.
�--Un b�ton, un jonc d'Espagne, un sabre cass�, une poche de cuir,
ensemble vingt kreutzers! hurle le crieur.
�Et les juifs de se presser en criant:
�--Vingt et un, vingt-trois, vingt-quatre, quarante kreutzers!
�Malgr� moi, je souris. Toutes mes folies d'�tudiant ressuscitent � mes
yeux. Mon p�re est mort, nous laissant des affaires fort embrouill�es;
ma m�re continue � repriser les bas du matin au soir sans pouvoir
s'astreindre cependant aux �conomies n�cessaires; tout irait mal si
Salomon Zanderer ne continuait d'administrer notre petite fortune. C'est
encore lui qui m'emm�ne �tudier � Lemberg. Dans ce temps-l�, le plus
grand plaisir des diff�rents coll�ges �tait de se livrer des batailles,
et nous ne faisions la paix que pour rosser tous ensemble les pauvres
Juifs; je dis _nous_, mais la v�rit� est que je me tenais � l'�cart de
ce dernier exploit. Ce ne fut jamais mon go�t de jeter des pierres
aux Juifs; aussi mes camarades me consid�raient-ils comme un poltron;
certain petit comte polonais surtout ne m�nagea pas les malices et
les mauvais traitements au fils de chien russe, comme il finit par
m'appeler; mon calme et ma patience furent longtemps � ses yeux autant
de preuves de l�chet�; mais un jour je me r�veillai, le jour qu'il
insulta mon p�re, et le Polonais sentit sur sa gorge le genou du Russe,
je vous l'affirme.
�Je passais les vacances � la maison, chez ma m�re, et jamais je ne
manquais de voir Luba, qui croissait et s'�panouissait comme une fleur
sauvage de la steppe. Vint l'heure solennelle o� j'achetai mon b�ton de
philosophe. C'�tait le privil�ge des �tudiants en philosophie de porter
un b�ton. J'en avais fini avec les classes; ma libert�, mon importance
me mont�rent soudain � la t�te comme du vin nouveau. Nous en �tions tous
l�; l'indulgence des professeurs ramena vite la plupart d'entre nous �
la raison. Seuls, quelques meneurs persist�rent dans leur r�volte: les
Polonais, par exemple, form�rent une soci�t� secr�te qui tenait des
discours dignes de Brutus, qui conspirait contre le gouvernement
allemand et entonnait la _Marseillaise_, _la Pologne n'est pas encore
perdue_, et d'autres chants incendiaires. Une bande toute diff�rente et
non moins folle � sa mani�re �tait celle qu'avaient form�e les fils
de fonctionnaires allemands, auxquels se joignirent plusieurs
Petits-Russes; ceux-l� se consid�raient modestement comme des g�nies, et
je faisais partie de leur groupe. Nous nous �tions impos� un r�glement,
nous avions des r�unions, nous chantions le _Gaudeamus_ et autres hymnes
chers aux buveurs de bi�re; nous dissertions sur la philosophie et les
belles-lettres; nous nous transportions � la derni�re galerie du
th��tre pour applaudir _Wallenstein_ ou le _Roi Lear_. Nous autres
Petits-Russes, nous avions entrepris en outre d'�lever aux nues notre
langue et notre litt�rature; nous �crivions un journal bourr� de po�mes,
de trag�dies, de romans, d'articles de critique. Je m'imaginais pour ma
part devenir au moins le Shakespeare de la Petite-Russie: � r�ves de
jeunesse! Le r�sultat de tout ceci fut que nous pass�mes fort mal nos
examens. Au lieu de dipl�me, je rapportai au logis une liasse de po�mes
et les onze premiers actes d'autant de trag�dies; j'avais de longs
cheveux, des lunettes, et j'�tais malheureux. A cette �poque, il �tait
de mode de se sentir malheureux. Les premiers chants du _P�lerinage de
Childe Harold_ venaient de para�tre, et Byron �tait l'idole de nos vingt
ans. Salomon Zanderer fut le premier � s'�tonner du changement qui
s'�tait produit en moi.
�Lors de son dernier voyage � Lemberg, je l'avais entra�n� de force dans
une bruyante r�union d'�tudiants o� l'on avait ri et chant� au point
de l'�tourdir. Quelle fut sa surprise de voir ce gamin joyeux et
enthousiaste transform� en ap�tre de la douleur humaine! Ma m�re
secouait la t�te en silence. Luba survint. Elle n'avait que dix ans,
mais je ne lui imposais gu�re, je ne l'�merveillais pas du tout. Elle
commen�a par fourrer toutes mes trag�dies dans le po�le, cassa mes
lunettes d'un coup de talon et finit par me couper les cheveux tout de
travers. J'essayais de me f�cher, mais la ch�rie riait de si bon coeur!
Je me r�signai � rire avec elle, et, je le d�clare, c'est cette petite
folle qui m'a rendu le bon sens. Si elle e�t �t� plus grande, je
n'aurais de ma vie aim� une autre femme; mais comment faire? Il y a un
temps o� le coeur a soif d'amour, o� l'on n'aime pas une femme parce
qu'elle est belle ou parce qu'elle est aimable, o� l'on aime en elle
tout simplement l'amour. Il m'arriva donc ce qui arrive � tous au m�me
�ge.
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