Le legs de Caïn by Leopold Ritter von Sacher-Masoch


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Page 59

Et n'allez pas me dire que la patrie n'est pas une sorte de colossal
individu avec un �go�sme proportionn� � sa taille gigantesque! C'est
donc un triple combat que livre chacun de nous: pour soi-m�me contre
tous, pour sa famille contre tous ceux qui n'en sont pas, pour sa patrie
contre tous les autres peuples. Il n'y a l� rien que de naturel, sans
doute; mais l'homme aspire � franchir les limites que la nature lui a
trac�es. Aussi, apr�s s'�tre soumis � cette premi�re loi: le combat
contre tous, arrive-t-il avec le temps � en reconna�tre une seconde: le
combat contre soi-m�me; il se convainc que la paix vaut mieux que la
guerre; mais quiconque est assez sage pour pr�f�rer la paix � la guerre
doit renoncer � l'argent, � la femme, � la patrie. Celui qui n'a ni
famille ni clocher est seul vraiment libre. La terre n'offre-t-elle pas
un asile � tous indistinctement? Aimez donc les hommes au lieu de les
combattre, aimez les animaux, les plantes, tout ce qui vit, et vous
trouverez la paix, et dans la paix le bonheur que vous avez vainement
cherch� dans le combat. Il y a l�-dessus chez nous un beau conte
populaire dont le sens est profond:

�Le grand tzar allait mourir. De pr�s, de loin arrivaient des m�decins
dont la science fut inutile. Enfin un Grec de Byzance s'avise de dire:

�--Le tzar gu�rira, s'il endosse la chemise d'un homme heureux.

�On se met � chercher l'homme heureux dans les palais, dans les �glises,
dans les seigneuries; on le trouve enfin... C'est un p�tre... Il pa�t
les chevaux de son ma�tre dans une verte prairie, mais celui-l� n'a pas
de chemise, et le grand tzar mourra.�

Le vieux paysan sourit en silence, tandis que Gabris chantait � tue-t�te
et que le procureur ouvrait la porte pour regarder dehors.

--La pluie n'a pas cess�! dit-il en revenant s'asseoir; le village est
un vrai lac, et le ciel reste couleur d'encre.

--C'est un temps pour raconter, insinua notre h�te, et vous savez de si
belles histoires, Basile Hymen!

--Laquelle voulez-vous entendre?

--Parlez-nous de la belle princesse Lubomirska, s'�cria la veuve, celle
qui, lorsqu'elle n'�tait pas contente de ses amants, les faisait noyer
comme de jeunes chiens.

--Ou de Bogdan Hmelnisky[6], le voleur de champs! s'�cria Gabris.

[Note 6: L'un de ces h�ros dont les hauts faits sont consign�s dans les
chants populaires de la Petite-Russie. Le staroste de Tchechrin lui
avait pris ses biens et sa femme. Il porta la guerre en Pologne � la
t�te des Cosaques.]

--Racontez-nous plut�t votre propre vie, interrompit le vieillard. On
entend dire tant de choses, sans savoir au juste ce qui est vrai!

--C'est une longue histoire! pronon�a lentement Basile Hymen.

--Qu'importe? Nous avons le temps.

--Je suis s�r, dis-je au procureur clandestin, que votre vie est bien
int�ressante.

--Si l'on d�sire tant la conna�tre, r�pliqua-t-il, je ne demande pas
mieux...

Basile Hymen chargea de nouveau sa pipe, l'alluma et regarda autour de
lui.

Chacun prit place, le plus pr�s possible du narrateur. Il rejeta sa
belle t�te en arri�re, leva les yeux au plafond et d'une voix pleine,
m�lodieusement timbr�e:

�C'�tait, dit-il, en 1831... des temps troubl�s! On avait vu, la nuit,
des signes flamboyants appara�tre au ciel. La r�volution, la guerre et
le chol�ra r�gnaient � la fois en Pologne. Quand tout le monde souffre
ainsi autour de vous, on est presque honteux d'�tre �pargn� par le sort;
l'heure vint o�, � mon tour, je fus frapp�. Je n'avais plus d'argent
comptant, tout ce que je poss�dais �tait grev� d'hypoth�ques ou engag�,
personne ne m'aurait pr�t� un sou; je manquais du n�cessaire; le pire,
c'est que je n'�tais pas seul... J'avais une jeune femme, et quelle
femme! J'allais avoir un premier enfant. Nul n'avait piti� de nous,--si
fait: je me connaissais un ami pourtant, le vieux _faktor_[7] de mon
p�re, Salomon Zanderer, un juif qui avait le coeur d'un gentilhomme.
Alors que je d�sesp�rais de tout, Zanderer me soutenait encore, il avait
confiance; m'ayant sauv� maintes fois, il croyait pouvoir me sauver de
nouveau, mais en vain courait-il de �� de l�, cherchant � emprunter. Un
soir, il vint me trouver, soupira et se tut. Je compris que tout �tait
perdu, car Zanderer aimait � parler; tant que pendait un fil dans l'air,
il s'imaginait pouvoir en faire une corde, et il n'�pargnait pas les
mots pour me le persuader. Maintenant il baissait la t�te, accabl�; je
fis de m�me. Seule, ma femme Luba �clata de rire. Ah! son rire �tait si
heureux, si enfantin, il partait si joliment du fond de son bon coeur;
c'�tait une merveille que ce rire, et il produisait des merveilles. Il
e�t chass� l'inqui�tude, la col�re, la crainte, le d�couragement,
la douleur, mais ce n'�tait qu'une tr�ve; l'affreuse r�alit� nous
ressaisissait ensuite.

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Books | Photos | Paul Mutton | Wed 24th Dec 2025, 4:47