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Page 43
--Si tu approches, je te fais chasser � coups de pied, entends-tu? cria
la baronne.
--Pourquoi? parce que je me serai montr� reconnaissant, parce que je
t'aurai embrass�e?
--Martschine! appela madame Bromirska de toutes ses forces.
Mais Martschine fut jet� au loin comme une plume par le grand paysan,
qui �treignit la baronne, quoiqu'elle se d�fend�t, et l'embrassa d'abord
sur la joue droite, puis sur la joue gauche; apr�s quoi il s'essuya la
bouche avec sa manche et s'en alla en chantonnant:
La fille a des yeux noirs,
Une fossette au menton!
Des sc�nes du genre de celle-ci se renouvelaient presque chaque jour,
et j'en faisais mon profit. J'observais aussi les allures �tranges
d'Hermine.
La baronne, qui passait d�sormais tout l'hiver dans ses terres, n'avait
d'autre distraction que de jouer au piquet, envelopp�e de manteaux et
de ch�les comme pour une course en tra�neau, dans sa chambre � peine
chauff�e. Toutes les autres pi�ces de la maison �taient ferm�es � clef
par �conomie.
J'ai dit qu'elle jouait au piquet, mais seulement quand la douce Nuschka
�tait de bonne humeur, et cela n'arrivait qu'� de rares intervalles.
Comme sa ma�tresse, la jolie petite boh�mienne �tait devenue, en prenant
des ann�es, une affreuse caricature de ce qu'elle avait pu �tre jadis.
Toute la vie de son visage tann� s'�tait r�fugi�e au fond de ses yeux
d'oiseau de proie qui brillaient sombres et f�roces dans la caverne de
leurs orbites. Elle raillait la baronne sans mis�ricorde, la dupait,
la volait, allait m�me jusqu'� la maltraiter. Warwara s'�tait donn� un
tyran implacable, et plus le monde l'abandonnait, moins elle pouvait se
passer de ce tyran, contre lequel de temps � autre elle essayait de se
r�volter, mais pour c�der toujours � la fin.
--Ne me faites pas cette m�chante mine, disait Hermine; souriez,
entendez-vous, soyez gaie, ou je pars demain.... Vous me connaissez?
Et Warwara souriait � travers ses larmes de rage.
Si la famille d'Hermine venait � la seigneurie, force �tait bien que la
baronne se dessais�t des clefs du garde-manger et de la cave. Ce n'�tait
pas sans combat.
--Tu me r�duis � la mendicit�, tu me m�nes au tombeau! disait-elle en
sanglotant.
Puis elle se rendait comme une ville qui capitule:
--Ah! la diablesse! me dit-elle un jour tout bas, comme si elle m'e�t
confi� un dangereux secret; ah! la mis�rable! que ne puis-je vivre
sans elle! Mais non, il faut tout endurer. Si je n'avais pas mes nerfs
seulement, elle serait ch�ti�e comme elle m�rite de l'�tre! Pour gu�rir
mes nerfs, je sacrifierais la moiti� de ma fortune, oui, la moiti�!
Les serviteurs se vengeaient sur les nerfs de leur ma�tresse de tous les
maux qu'elle leur faisait supporter. Martschine surtout s'entendait
� les torturer: longtemps il s'�tait demand� en quoi pouvaient bien
consister les souffrances nerveuses dont on parlait sans cesse dans la
maison, et il avait fini par se persuader qu'il devait �tre nerveux
lui-m�me; Voici en quelle circonstance:
C'�tait peu de temps apr�s son entr�e � la seigneurie. Le jour de
la f�te de Warwara �tait proche, et Martschine fut appel� dans
l'appartement de sa ma�tresse pour y apprendre par coeur, avec l'aide de
cette derni�re, le compliment qu'il devait r�citer au nom de tous les
autres domestiques.
L'aide que lui pr�tait la baronne consistait en grands coups de
chasse-mouche distribu�s sur la joue, l'oreille ou les jambes chaque
fois que la m�moire se montrait r�calcitrante. Et Martschine s'arr�tait
plusieurs fois � chaque vers; le premier surtout paraissait lui offrir
des obstacles insurmontables. Il commen�ait ainsi: �Sois salu�e, toi,
soleil de nos jours!�
M�me apr�s qu'il eut r�ussi � retenir tout le reste du compliment,
Martschine continua d'h�siter � la premi�re ligne. Il fallait que
sa ma�tresse la lui d�t, et alors tout le reste suivait comme par
enchantement. De m�me jaillit la m�lodie d'une pendule � musique
aussit�t qu'on a pouss� le bouton. La veille de la f�te, la baronne lui
fit passer un dernier examen; il s'arr�ta comme de coutume:
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