Escal-Vigor by Georges Eekhoud


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Page 22

La douairi�re avait soup�onn� leur bonne entente, mais elle ignora
toujours jusqu'� quel point ils s'�taient aim�s. Elle souriait �
cette affection, car elle s'habituait de plus en plus � consid�rer
Blandine comme sa petite-fille, comme la soeur, sinon la femme de
son Henry.

Mme de Kehlmark admirait, elle aussi, son petit-fils, mais lucide,
avertie par sa sollicitude m�me, elle le devinait exceptionnel
jusqu'� l'anomalie; quelque chose lui disait, � elle aussi, que le
jeune comte serait malheureux s'il ne l'�tait d�j�. Elle
s'alarmait de cette promptitude, ou plut�t de cette inqui�tude de
son g�nie. Il travaillait par boutades, s'enfermait dans sa
chambre, demeurait des semaines sans voir la rue, lisant, rimant,
composant des partitions, se saturant l'�me de Beethoven, Schumann
et Wagner, barbouillant des toiles, rangeant ses paperasses; puis,
� ces claustrations excessives, succ�daient des p�riodes o� il
�prouvait un besoin f�roce de s'�tourdir, o� il se complaisait �
battre les quartiers interlopes, � courir les bouges � matelots et
� chaloupiers, se livrant � un noctambulisme effr�n�,
disparaissant durant plusieurs jours, passant des carnavals
entiers sans voir son lit, et lorsqu'il venait s'y abattre, � la
fa�on d'une �pave �chou�e sur la gr�ve ou d'un fauve pourchass� et
bless� qui a pu se tra�ner jusqu'� sa tani�re, � bout, d�moli,
c'�tait pour ne plus en sortir non plus de plusieurs jours et
dormir, dormir, et dormir encore!

On juge des transes par lesquelles pass�rent les deux femmes. Le
plus souvent, elles ne savaient ce qu'il �tait devenu. En partant
pour ces caravanes, il se gardait de dire o� il se rendait, tout
comme � son retour il se taisait sur l'emploi de son temps et la
nature de ses hantises. Comment concilier ces d�portements avec la
ferveur filiale qu'il entretenait pour son a�eule! Au retour de
ces �quip�es, il pleurait comme un enfant, demandait pardon � la
bonne dame, mais, disait-il, c'�tait plus fort que lui; il lui
avait fallu ce changement, cette diversion tumultueuse; il avait
besoin de s'�tourdir, de se griser de mouvement et de tapage pour
chasser le diable sait quelle pr�occupation; car, sur celle-ci, il
refusait de s'expliquer. Ou bien il pr�textait des maux de t�te,
des n�vralgies, reste de sa grave maladie d'autrefois � la
pension.

Il lui arriva un jour, sur les instances de Mme de Kehlmark, de
conduire Blandine au bal le plus fol�tre de la saison. Vers
l'aube, il l'entra�na, � la faveur du domino, dans des bastringues
de moindre �tage, l'acoquina avec des masques de rencontre, lui
fit prendre sa part d'un plaisir canaille, dans des milieux qui
l'enivraient, lui, comme un mauvais alcool, mais sans lui procurer
la joie ou seulement l'illusion de la joie. On remarqua � la ville
qu'il ne frayait gu�re avec les gens de sa caste et qu'il
recherchait au contraire la camaraderie d'artistes et de lettr�s
besoigneux ou m�me de parasites infimes. R�fractaire � l'�tiquette
et au code mondain, il ne se montrait dans aucun salon.

Ses go�ts et ses penchants offraient de bizarres contradictions.
Ainsi, le m�me dilettante acqu�reur de rares estampes et amateur
de reliures de prix, collectionnait des d�froques et des outils de
pauvres, des couteaux de matelot, de sordides tickets d'entr�es de
bals faubouriens.

Apr�s s'�tre montr� d'une grande expansion, le jeune Kehlmark se
rencognait dans une contrainte farouche. Sa joie m�me �tait
d�sordonn�e et une rauque intonation de voix en r�v�lait parfois
la sombre arri�re-pens�e, au point que Blandine douta longtemps
qu'il e�t connu un jour de v�ritable s�r�nit�. Son plaisir
grima�ait, son rire grin�ait. Il avait l'air de porter au dedans
de lui cette aigre fum�e dont parle le Dante: _portando dentro
accidioso fummo._ Il semblait vouloir �touffer un mal secret,
imposer silence � l'on ne savait quel remords! Dans ses grands
yeux outre-mer, il y avait souvent de la provocation et de
l'offensive, mais lorsqu'il cessait de se composer un visage, ses
yeux s'inondaient de cette navrance sans bornes que Blandine y
avait surprise et qui l'avait conjur�e pour la vie, cette navrance
comparable aux affres d'une b�te accul�e, d'un supplici� montant �
l'�chafaud, ou mieux encore au regard � la fois sinistre et
sublime d'un Prom�th�e ravisseur du feu d�fendu.

G�n�reux jusqu'� la prodigalit�, passionn� pour les causes justes,
r�volt� par les vilenies de la multitude, sensible � l'exc�s, il
en arrivait � ne plus admettre la contradiction et � s'emporter
contre quiconque s'avisait de le contrarier. Ainsi, un jour que
Blandine voulait lui reprendre un gentil enfant de pauvres gens
venus en visite chez Mme de Kehlmark, et pour lequel Henry s'�tait
pris de tendresse, il s'oublia jusqu'� poursuivre son amie un
poignard � la main et jusqu'� la blesser � l'�paule... Une d�tente
se produisit aussit�t et, fou de d�sespoir, il se faisait horreur,
mena�ant de tourner contre lui l'arme qu'il avait dirig�e contre
Blandine.

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Books | Photos | Paul Mutton | Thu 18th Dec 2025, 17:12