Contes de bord by Édouard Corbière


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Page 25

LE COMMISSAIRE. Mais quel est votre nom de famille?

L'HOMME. Barbe-Rouge!...

LE MA�TRE D'�QUIPAGE. Monsieur le commissaire, Barbe-Rouge c'est son nom
de bord, son sobriquet, quoi! Il y a dix ans que je le connais, et on ne
l'a jamais appel� que comme �a. Excusez-le, mais il est un peu petit
d'esprit.

UN MATELOT, _prenant la parole_. Mon commissaire, son nom de famille
c'est Job-Pierre Lebras. Je suis de son pays, porte � porte avec lui. Il
est imb�cile de son naturel.

UN CONTRE-MA�TRE D'�QUIPAGE: A pr�sent que tu sais ton nom, r�ponds donc
� l'appel, et file. Voyons, dis: _Pr�sent_!

L'HOMME. Pr�sent!

LE COMMANDANT. Ne rudoyez pas ce malheureux. Faites-lui comprendre qu'il
n'a plus besoin de rester l�, et qu'il peut maintenant s'en aller.

Le pauvre Barbe-Rouge, en s'�loignant, jeta un coup-d'oeil timide et
bas sur son commandant, un coup-d'oeil qui semblait dire: Commandant, je
vous remercie! Il n'y a que vous ici qui ayez piti� de ma stupidit�!

Quel �tait donc cet infortun� _Barbe-Rouge_, le _p�tira_, le
souffre-douleurs de tout l'�quipage _du Troph�e_? Un mis�rable orphelin
que, tout enfant encore, on avait jet� � bord du premier navire venu, et
qui, presque idiot, avait fini par oublier, avec le temps, sa famille,
son pays, et jusqu'� son propre nom. Son poil roide et rub�fi� lui avait
fait donner le sobriquet de _Barbe-Rouge_. Les taquineries de ses autres
camarades avaient r�ussi � rendre sa stupidit� native, presque compl�te,
et cependant Barbe-Rouge �tait parvenu � devenir, � l'�ge de 27 � 28
ans, matelot � 24 francs par mois! Comment cela s'�tait-il fait? Par
protection?--Est-ce � bord que les imb�ciles trouvent des
protecteurs!--Par intrigues?--Est-ce encore � bord que les imb�ciles
peuvent intriguer!--Par l'effet d'un m�rite cach�, d'une utilit�
sp�ciale peut-�tre? Oui certes, car Barbe-Rouge avait un m�rite � lui,
et avait r�ussi plusieurs fois � se rendre utile � bord. Le malheureux
poss�dait la vertu caract�ristique d'un chien de Terre-Neuve, et cette
vertu canine l'avait fait remarquer parmi les hommes de son esp�ce: tant
il est vrai qu'il est des humains qui seraient bien mieux plac�s qu'ils
ne le sont dans la soci�t�, s'ils pouvaient poss�der les qualit�s qui
distinguent la plupart des animaux.

Barbe-Rouge nageait comme un poisson, et en cherchant bien, peut-�tre
aurait-on d�couvert, sous les sales v�temens qui le recouvraient, une
peau de marsouin ou des �cailles de dorade, et cette disposition
ph�nom�nale aurait donn� � peu pr�s la mesure de l'intelligence de ce
pauvre diable. Il n'articulait qu'avec peine quelques syllabes de
bas-breton, et encore fallait-il prononcer plusieurs fois devant lui les
mots qu'on s'amusait � lui faire balbutier. Il vivait, � bord, de tout
ce qu'on laissait dans les gamelles, et sa voracit� �galait au moins sa
malpropret�. Un coup de pied d'un c�t�, une taloche de l'autre, �taient
tout ce qu'il recevait en �change des privaut�s qu'il cherchait � se
permettre avec les gens qui s'�gayaient de sa cr�dulit� et de son
ignorance. La seule passion qu'il par�t conna�tre, c'�tait l'amour, le
go�t immod�r� des liqueurs spiritueuses; mais quand il avait bu, son
ivresse n'avait rien de plaisant: c'�tait un animal repu, pas autre
chose. Pour une bouteille d'eau-de-vie, on le faisait plonger de dessus
la grand'vergue, sous la quille du vaisseau, et quelques minutes apr�s
on le voyait repara�tre de l'autre bord du navire, apr�s avoir parcouru
une distance de soixante pieds sous l'eau, et avoir atteint une
profondeur de cinq � six brasses.

Un homme, un objet de quelque valeur ne tombait jamais � la mer sans que
Barbe-Rouge ne fit son devoir. Il s'�lan�ait � l'eau quelque temps qu'il
fit, plongeait, disparaissait un moment, et, le moment d'apr�s, on le
voyait revenir, triomphant des vagues et des dangers, tenant dans ses
bras l'homme ou l'objet qu'il �tait parvenu � retirer des flots. C'�tait
alors seulement qu'il �tait beau � contempler. Il ne devenait
v�ritablement homme que lorsqu'il devenait poisson, dauphin, ou chien de
Terre-Neuve; et ce n'�tait qu'alors aussi qu'il paraissait �prouver un
sentiment d'orgueil qui le rapproch�t de la dignit� de l'esp�ce humaine.
Mais, une fois hors des lames et loin du danger, il redevenait
Barbe-Rouge en montant � bord ou en touchant la terre du bout de ses
larges et vilains pieds. Sa figure n'�tait bonne � encadrer qu'au-dessus
des flots en courroux.

Plusieurs de ces beaux traits de d�vo�ment que notre homme-poisson avait
accomplis par instinct beaucoup plus que par vertu, lui avaient m�rit�
la paie de matelot � 24 francs. On le gardait � bord comme une _bou�e de
sauvetage_, comme un objet utile dont l'entretien co�te quelque chose;
mais aucun des hommes de l'�quipage ne le regardait bien certainement
comme un de ses �gaux.

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Books | Photos | Paul Mutton | Sun 21st Dec 2025, 13:31