Escal-Vigor by Georges Eekhoud


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Page 14

Et ces excellentes p�tes, ces irresponsables que la pens�e
fatiguerait, savourent sans se d�fier et sans se m�nager, jusqu'�
la licence, � corps perdu, le charme puissant de cette tr�ve o�
ils sont libres de leurs paroles, de leurs gestes et de leur
chair. Ils ont des fr�n�sies de chien qu'on d�tache, ce vertige
que doivent �prouver, � leur premier essor vers l'espace, les
oiseaux n�s dans une cage; et l'infini de leur bonheur rend celui-
ci presque aussi poignant qu'une extr�me souffrance. On ne sait
par moments s'ils pleurent ou s'ils rient aux larmes, s'ils se
tr�moussent d'aise ou s'ils se tortillent dans les convulsions.

Comme le voyage est long et la journ�e pleine, vers le midi on
arr�te devant la principale �herberge� de la bourgade et on
d�telle. Les blousiers s'abattent sur les bancs de la grande
salle, devant les plat�es fumantes. Mais malgr� leurs fringales et
l'ivresse de leur �mancipation, qui se traduit le jour durant par
des d�fis d'une crudit� f�roce envoy�s � Dieu, � sa vierge et �
ses saints, ils n'omettent pas, entre deux signes de croix, de
rapprocher leurs larges mains calleuses.

Plus tard, Blandine se rendit un compte exact et intense de tous
ces sentiments et de toutes ces sensations, par le souvenir de ce
qu'elle avait �prouv� et endur� lors d'une de ces m�morables
journ�es des saints Pierre et Paul. Quoiqu'elle n'e�t que treize
ans pass�s � cette �poque, elle �tait plus outr�e chez les siens
que la plus malheureuse servante. Sa mar�tre, s'�tant humanis�e
par hasard, ou peut-�tre pour l'humilier en la confondant avec les
valets et mercenaires, l'autorisa � monter sur un vaste
�rozenland� affr�t� par cotisation. La petiote, rose et joufflue,
aux yeux opalins variant du bleu c�leste au vert marin, prit avec
gratitude sa part de ces d�duits ancillaires; la belle humeur
expansive de ces pauvres diables la r�jouissait elle-m�me; elle
go�tait un na�f plaisir � tr�ner sur ce char fleuri et turbulent,
et � boire de la bi�re sucr�e aux �tapes d�sign�es par le chef de
la charret�e. Les gars payaient la bi�re, les filles de quoi la
sucrer; Blandine y allait � son tour de son �cot de sucre en
poudre. Elle riait, chantait et ballait comme ses compagnons et
ses compagnes. Ne songeant � mal, les privaut�s qu'ils prenaient
autour d'elle ne l'effarouchaient pas plus que les pourchas des
oiseaux dans les branches ou la danse des insectes dans un rai de
soleil. � l'heure du d�ner, elle partagea le repas des autres
_rozenlands_; puis s'�loigna encore � leur suite, entra�n�e dans
leur sillon de bombance et de caresses, se sentant leur petite
amie, et ne pouvant se r�soudre � les quitter.

Cependant vers le soir, une langueur, une morbidesse, un trouble
la prenait. Les baisers et les �treintes autour d'elle
participaient des extravagances du r�ve. Rien ne l'effrayait. Elle
se trouvait dans des dispositions d'esprit extr�mement
conciliantes.

La nuit est tomb�e. Personne ne prend plus garde � Blandine.
Chaque servante est pourvue. Mais Blandine aura encore au moins
trois saisons � attendre qu'un honn�te gar�on s'occupe d'elle. Son
tour viendra! C'est ce que lui disent, avec un hommage anticip�,
en passant, les regards humect�s ou brillants, ou les cuisses
fr�leuses des lurons. L'enfant ne lit dans ces yeux et ne t�te
dans ces charnures qu'une sympathie un peu bourrue, voil� tout!
Autour d'elle, l'air si ti�de chatouille et picote les dermes
�chauff�s. Travaill�es depuis des heures, les ambiances de d�sirs
s'exasp�rent. Bient�t Blandine ne se rappellera plus les derni�res
beuveries et sarabandes auxquelles elle prit part. Mais ce qui
l'enivre, c'est bien plus cette fermentation de robuste jeunesse
autour d'elle, que le parfum des roses et la bi�re sucr�e. Quasi
somnanbulique, presque d�faillante de bien-�tre, elle reprend
place sur le �Rozenland� ou bien elle en descend avec les autres;
et le refrain toujours r�p�t� concourt � son �tat de demi-veille.

Cependant, � travers la campagne, les charrettes b�ch�es de toile
blanche, aux cerceaux de fleurs, roulent plus lentement. Valets et
servantes entendent bruire et sentent courir sur leur nuque comme
une �nervante brise d'�quinoxe. C'est la respiration chaude des
couples affal�s sur les banquettes derri�re eux. Elles soupirent;
ils hal�tent... La petiote finissait par s'endormir, assoupie par
cette atmosph�re plus capiteuse que les bouff�es de la fenaison.
Comme personne ne s'offre � la reconduire, il serait temps pour
elle de mettre pied � terre et de rebrousser chemin, car les
autres ne songent pas encore au retour, et le �pays de roses� est
loin de la derni�re station de son p�lerinage aux chapelles du
boire. Pour la bande luronne le vrai plaisir ne fait m�me que
commencer.

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Books | Photos | Paul Mutton | Thu 17th Apr 2025, 2:37