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Page 1
C'�tait septembre, et c'�tait la Provence, � une rentr�e de
vendange, il y a cinq ou six ans.
Du grand break attel� de deux camarguais qui nous emportait �
toute bride, le po�te Mistral, l'a�n� de mes fils et moi, vers la
gare de Tarascon et le train rapide du P.-L.-M., elle nous
semblait divine cette fin de jour d'une p�leur ardente, un jour
mat, �puis�, fi�vreux, passionn� comme un beau visage de femme de
l�-bas.
Pas un souffle d'air malgr� le train de notre course. Les roseaux
d'Espagne � longues feuilles ruban�es, droits et rigides au bord
du chemin; et par toutes ces routes de campagne, d'un blanc de
neige, d'un blanc de r�ve, o� la poussi�re craquait immobile sous
les roues, un lent d�fil� de charrettes charg�es de raisins noirs,
rien que des noirs, -- gar�ons et filles venant derri�re, muets et
graves, tous grands, bien d�coupl�s, la jambe longue et les yeux
noirs.
Grappes d'yeux noirs, et de raisins noirs, on ne voyait que cela
dans les cuves, sous le feutre � bords rabattus des vendangeurs,
sous le fichu de t�te dont les femmes gardaient les pointes entre
les dentes serr�es.
Quelquefois, � l'angle d'un champ, une croix se dressait dans le
blanc du ciel, ayant � chacun de ses bras une lourde grappe noire,
pendue en ex-voto.
�V�!... (vois!)� me jetait Mistral avec un geste attendri, un
sourire de fiert� presque maternelle devant les manifestations
ing�nument pa�ennes de sont peuple de Provence, puis il reprenait
son r�cit, quelque beau conte parfum� et dor� des bords du Rh�ne,
comme le Goethe proven�al en s�me � la vol�e, de ses deux mains
toujours ouvertes, dont l'une est po�sie et l'autre r�alit�.
� miracle des mots, magique concordance de l'heure, du d�cor et de
la fi�re l�gende paysanne que le po�te d�roulait pour nous tout le
long de l'�troit chemin, entre les champs d'oliviers et de
vignes!... Qu'on �tait bien, que la vie m'�tait blanche et l�g�re!
Tout � coup mes yeux se voil�rent, une angoisse m'�treignit le
coeur. �P�re, comme tu es p�le!� me dit mon fils, et j'eus � peine
la force de murmurer, en lui montrant le ch�teau du roi Ren�, dont
les quatre tours me regardaient venir du fond de la plaine: �Voil�
Tarascon!�
C'est que nous avions un terrible compte � r�gler, les
tarasconnais et moi. Je les savais tr�s mont�s, me gardant rancune
noire de mes plaisanteries sur leur ville et sur son grand homme,
l'illustre, le d�licieux Tartarin. Des lettres, des menaces
anonymes m'avaient souvent averti: �Si tu passes jamais par
Tarascon, gare!� D'autres brandissaient sur ma t�te la vengeance
du h�ros: �Tremblez! le vieux lion a encore bec et ongles!�
Un lion � bec, diable!
Plus grave encore: Je tenais d'un commandant de gendarmerie de la
r�gion qu'un commis-voyageur parisien ayant, par une homonymie
f�cheuse ou simple fumisterie, sign� �Alphonse Daudet� sur le
registre de l'h�tel, s'�tait vu brutalement assailli � la porte
d'un caf� et menac� d'un plongeon dans le Rh�ne, selon les
traditions locales:
_D� brin o d� bran_
_Cabussaran_
_Dou fenestroun_
_De Taracoun_
_Dedins lou Rose__[1]_
C'�tait un vieux couplet de 93, qui se chante encore l�-bas,
soulign� de sinistres commentaires sur le drame dont les tours du
roi Ren� furent t�moins � cette �poque.
Or, comme il ne me plaisait gu�re de piquer une t�te du fenestron
de Tarascon, j'avais toujours �vit� dans mes voyages du Midi de
passer par cette bonne ville. Et voil� que cette fois un mauvais
sort, le d�sir d'aller embrasser mon cher Mistral, l'impossibilit�
de prendre le �Rapide� ailleurs que l�, me jetaient dans la gueule
du lion � bec.
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