Bruges-la-morte by Georges Rodenbach


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Page 2

Aussit�t la femme apparut dans l'embrasure de la premi�re porte,
et devinant pourquoi son ma�tre l'avait h�l�e:

--Monsieur, f�t-elle, j'ai d� m'occuper des salons aujourd'hui,
parce que demain c'est f�te.

--Quelle f�te? demanda Hugues, l'air contrari�.

--Comment! monsieur ne sait pas? Mais la f�te de la Pr�sentation
de la Vierge. Il faut que j'aille � la messe et au salut du
B�guinage. C'est un jour comme un dimanche. Et puisque je ne peux
pas travailler demain, j'ai rang� les salons aujourd'hui.�

Hugues Viane ne cacha pas son m�contentement. Elle savait bien
qu'il voulait assister � ce travail-l�. Il y avait, dans ces deux
pi�ces, trop de tr�sors, trop de souvenirs d'Elle et de
l'autrefois pour laisser la servante y circuler seule. Il d�sirait
pouvoir la surveiller, suivre ses gestes, contr�ler sa prudence,
�pier son respect. Il voulait manier lui-m�me, quand il les
fallait d�ranger pour l'enl�vement des poussi�res, tel bibelot
pr�cieux, tels objets de la morte, un coussin, un �cran qu'elle
avait fait elle-m�me. Il semblait que ses doigts fussent partout
dans ce mobilier intact et toujours pareil, sofas, divans,
fauteuils o� elle s'�tait assise, et qui conservaient pour ainsi
dire la forme de son corps. Les rideaux gardaient les plis
�ternis�s qu'elle leur avait donn�s. Et dans les miroirs, il
semblait qu'avec prudence il fall�t en fr�ler d'�ponges et de
linges la surface claire pour ne pas effacer son visage dormant au
fond. Mais ce que Hugues voulait aussi surveiller et garder de
tout heurt, ce sont les portraits de la pauvre morte, des
portraits � ses diff�rents �ges, �parpill�s un peu partout, sur la
chemin�e, les gu�ridons, les murs; et puis surtout--un accident �
cela lui aurait bris� toute l'�me--le tr�sor conserv� de cette
chevelure int�grale qu'il n'avait point voulu enfermer dans
quelque tiroir de commode ou quelque coffret obscur--c'aurait �t�
comme mettre la chevelure dans un tombeau!--aimant mieux,
puisqu'elle �tait toujours vivante, elle, et d'un or sans �ge, la
laisser �tal�e et visible comme la portion d'immortalit� de son
amour!

Pour la voir sans cesse, dans le grand salon toujours le m�me,
cette chevelure qui �tait encore Elle, il l'avait pos�e l� sur le
piano d�sormais muet, simplement gisante--tresse interrompue,
cha�ne bris�e, c�ble sauv� du naufrage! Et, pour l'abriter des
contaminations, de l'air humide qui l'aurait pu d�teindre ou en
oxyder le m�tal, il avait eu cette id�e, na�ve si elle n'e�t pas
�t� attendrissante, de la mettre sous verre, �crin transparent,
bo�te de cristal o� reposait la tresse nue qu'il allait chaque
jour honorer.

Pour lui, comme pour les choses silencieuses qui vivaient autour,
il apparaissait que cette chevelure �tait li�e � leur existence et
qu'elle �tait l'�me de la maison.

Barbe, la vieille servante flamande, un peu renfrogn�e, mais
d�vou�e et soigneuse, savait de quelles pr�cautions il fallait
entourer ces objets et n'en approchait qu'en tremblant. Peu
communicative, elle avait les allures, avec sa robe noire et son
bonnet de tulle blanc, d'une soeur touri�re. D'ailleurs, elle
allait souvent au B�guinage voir son unique parente, la soeur
Rosalie, qui �tait b�guine.

De ces fr�quentations, de ces habitudes pieuses, elle avait gard�
le silence, le glissement qu'ont les pas habitu�s aux dalles
d'�glise. Et c'est pour cela, parce qu'elle ne mettait pas de
bruit ou de rires autour de sa douleur, que Hugues Viane s'en
�tait si bien accommod� depuis son arriv�e � Bruges. Il n'avait
pas eu d'autre servante et celle-ci lui �tait devenue n�cessaire,
malgr� sa tyrannie innocente, ses manies de vieille fille et de
d�vote, sa volont� d'agir � sa guise, comme aujourd'hui encore o�,
� cause d'une f�te anodine le lendemain, elle avait boulevers� les
salons � son insu et en d�pit de ses ordres formels.

Hugues attendit pour sortir qu'elle e�t rang� les meubles,
s'assura que tout ce qui lui �tait cher f�t intact et remis en
place. Puis tranquillis�, les persiennes et les portes closes, il
se d�cida � son ordinaire promenade du cr�puscule, bien qu'il ne
cess�t pas de pluviner, bruine fr�quente des fins d'automne,
petite pluie verticale qui larmoie, tisse de l'eau, faufile l'air,
h�risse d'aiguilles les canaux planes, capture et transit l'�me
comme un oiseau dans un filet mouill�, aux mailles interminables!

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Books | Photos | Paul Mutton | Thu 28th Mar 2024, 17:20